VOYAGE AU BOUT DE L’ENNUI

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On a glissé dedans sans s’en apercevoir. Pas de bottes, pas de clairons, juste une fatigue immense, générale, comme une fièvre molle. Le monde ne s’est pas durci d’un coup, il s’est ramolli, voilà le vrai danger.

Trump gesticule comme un bateleur furieux, et promet l’ordre à coups de slogans, pendant que la Chine range ses citoyens comme des fichiers bien ordonnés et que la Russie serre le poing sur un passé qu’elle maquille en avenir. Trois formes de la même passion triste, gouvernées par la peur, par le bruit, par l’écrasement, on appelle ça puissance. C’est surtout une panique organisée.

Certains y voient un complot, un grand basculement fantasmé, un récit commode pour donner un visage à leur angoisse. D’autres n’y voient rien du tout, trop occupés à survivre. La vérité, elle, marche sans discours, elle avance avec des sacs en plastique et des enfants fatigués. Le monde se déplace parce qu’il brûle par endroits, parce qu’il étouffe ailleurs. Rien de mystique là-dedans. Juste la vie qui cherche encore un endroit respirable.

Mais, pendant que les corps bougent, les esprits, eux, s’ankylosent. Le numérique a gagné. Pas comme un tyran brutal, non. Comme une friandise permanente. Flux continu, images sans repos, indignations prêtes-à-consommer. On ne pense plus, on réagit. On ne comprend plus, on partage. L’information n’informe plus, elle abrutit par saturation. Trop de tout, plus de rien.

Les corps suivent avec une nourriture grasse, sucrée, rapide, avalée sans faim réelle. On engraisse l’humanité comme on engraisse un bétail docile, non par cruauté consciente, mais par rendement. Les silhouettes s’alourdissent, les regards se vident. Des masses assises, connectées, immobiles, persuadées d’être libres parce qu’elles peuvent choisir entre deux écrans.

La science, elle aussi, vacille dans la foire. Les vaccins, hier encore salut collectif, deviennent suspects dans un brouillard de méfiance et de rumeurs. Chacun devient son propre médecin, son propre laboratoire, bricolant sa survie à coups de forums et de vidéos mal éclairées. Ce n’est pas la liberté, c’est l’abandon, mais on préfère ne pas le voir.

Les fous, eux, sont partout maintenant. Plus besoin d’asiles. Ils parlent en direct, commentent tout, décident parfois. Ils sont persuadés d’avoir compris ce que le monde cache. Peut-être sont-ils les seuls vraiment libres au fond, parce qu’ils n’essaient plus de faire semblant d’aller bien dans un système qui est malade.

Et, nous, au milieu, on avance à tâtons. Plus tout à fait vivants, pas encore morts, nous regardons le monde passer comme un train que nous n’avons pas choisi, avec cette sensation étrange d’être simultanément passager et marchandise. Ce n’est pas la fin du monde, c’est pire, c’est sa lente anesthésie, en pilotage automatique, pour un voyage sous sédatif institutionnalisé.

FM