CONFESSIONS IMPROBABLES D’UN SNOB FASHION
Si un jour, j’avais eu l’idée totalement folle, pour ne pas dire suicidaire, de travailler dans la mode, j’aurais commencé par me fabriquer un nom. Pas un nom banal, non : un nom avec un « DE », façon aristocratie consanguine. Un truc du genre « De Machin chose », dont le grand-père, évidemment, aurait été ambassadeur au Mexique, parce qu’il faut bien un ancêtre exotique pour crédibiliser son snobisme.
Ensuite, j’aurais inventé un arrière-grand-père d’Espagne sous la grande Cordoue, haut fonctionnaire pour le « Faucon des Quraych, « les cultivés comprendront ». De toute manière, dans la mode, plus c’est invraisemblable, plus cela passe.
Rebaptisé « Louis Perez de Mouclieros », j’aurais lancé mon propre storytelling. Issu d’une grande famille, poussé par des parents (imaginaires) à entrer à Polytechnique, j’aurais ainsi acquis ce précieux bagage totalement décoratif qui ouvre toutes les portes des grandes maisons, généraliste sur tout et spécialiste en rien.
Une fois dedans, la stratégie est simple :
— acquiescer mollement de la tête à tout ce qui se dit ;
— répéter « j’adore » à intervalles réguliers, même pour un truc objectivement hideux ;
— Et surtout, adopter la position dite du « quatre-pattes corporatif », un classique du milieu, garant d’une ascension fulgurante pour qui sait renoncer à sa dignité avec élégance.
Et voilà comment, avec un nom improbable, un pedigree inventé et une soumission stylisée, j’aurais pu gravir sans effort les échelons de cette industrie dans laquelle on confond souvent le talent avec la certitude d’être photogénique.
Bien sûr, une fois propulsé dans les hautes sphères de la mode, j’aurais dû me plier aux rituels ésotériques qui tiennent lieu de management. Le lundi matin, par exemple, j’aurais participé à la réunion « synergico-stratégique de recalibrage des intentions créatives », autrement dit une table ronde où tout le monde dit n’importe quoi avec un air inspiré.
On m’aurait demandé :
— « Quelle est ta vision pour la saison prochaine ? »
Et moi, de mon génie creux, j’aurais répondu :
— « Je veux réinventer la fluidité verticale du triangle émotionnel. »
Personne n’aurait compris, donc tout le monde aurait approuvé. Dans la mode, l’incompréhensible est une langue maternelle.
Puis serait venu le moment crucial : l’épreuve du moodboard. Une cérémonie durant laquelle chacun colle des images arrachées à des magazines, prétend y voir une quête artistique, et finit par déclarer que « c’est un hommage à la fragilité du monde moderne », alors que ça ressemble surtout à un collage de maternelle fait par un enfant distrait.
Ensuite, évidemment, j’aurais dû survivre à la jungle des déjeuners professionnels. Là, entre deux micro-feuilles de salade à 42 €, il faut parler tendances, market share, millennials, génération Z, et faire semblant de comprendre la différence entre un beige sable et un beige poussière, pour une masturbation intellectuelle qui oblige.
Le soir, j’aurais assisté au défilé, ce grand théâtre où les gens applaudissent des mannequins maigres comme des idées nouvelles. On m’aurait glissé à l’oreille :
« C’est très disruptif. » Alors que le truc le plus disruptif du défilé aurait été un bouton mal cousu.
Et puis, assurément, pour progresser encore, il aurait fallu maîtriser l’art suprême : savoir dire que tout est « iconique », même un débardeur gris tristement banal. Dans la mode, l’iconique, c’est comme le persil : on en saupoudre partout quand on n’a plus rien en réserve.
Ainsi, de mou de chat en courbette subtile, j’aurais fini par devenir un personnage indispensable du milieu : celui qui ne fait rien, ne comprend rien, mais qui dit tout avec assurance, et ça, dans la mode, c’est la forme la plus pure du talent. Enfin, je finirai par donner des cours à la Sorbonne sur des sujets que je ne connais absolument pas, mais au royaume des aveugles, les borgnes sont toujours Rois.
FM
