RÉFLEXION SUR LE REGARD MASCULIN DANS L’HISTOIRE
Dans une plaine silencieuse où le vent caresse encore les traces d’un passé effacé, des ethnologues découvrent une sépulture ancienne. Il y a là un cheval, une armure et le corps d’une femme. Les premiers à s’en approcher, des hommes, savants de leur temps, concluent avec une assurance tranquille : « ce devait être le tombeau d’un grand chef, accompagné de son épouse ». La logique patriarcale, ancrée dans les mentalités savantes, ne leur permet pas d’envisager une autre possibilité. Ce n’est que bien plus tard, lorsqu’un regard féminin affranchi du prisme dominant s’attarde sur les mêmes ossements, que naît une autre hypothèse : et si c’était elle, la femme, la guerrière, la souveraine, la chasseuse ? Une présence souveraine, trop longtemps réduite à une ombre.
Ce récit, presque anecdotique, révèle une vérité profonde : l’Histoire est un miroir déformant quand elle est tenue par une seule main, une seule voix, un seul genre. Et il est urgent de poser cette question essentielle : l’objectivité historique est-elle possible lorsque le regard qui la construit est aveuglé par ses propres croyances ?
Et sous le soleil de Platon, la République, parle de la caverne, où les hommes, enchaînés, ne voient que les ombres projetées sur les murs, prenant ces illusions pour des vérités. N’est-ce pas là une métaphore parfaite de notre rapport à l’Histoire ? Pendant des siècles, les savants ont observé les vestiges du passé à travers les ombres de leurs propres représentations sociales. Comme ces prisonniers, ils ont pris pour évidence ce qui n’était que reflet.
Kant, de son côté, rappelait que nous ne percevons jamais le réel en soi (la chose en soi, das Ding an sich), mais toujours à travers les catégories de notre entendement. Le sexe, la culture, les normes ne sont pas de simples arrière-plans : ce sont des filtres puissants qui modélisent la connaissance. Quand l’interprétation d’un artefact repose sur une vision exclusivement masculine du pouvoir, de la guerre ou du prestige, elle devient suspecte.
Dans cette sépulture oubliée, l’armure brillait autant que les certitudes qui l’ont recouverte. Pourtant, la femme qui y reposait n’était pas une exception. Des fouilles de plus en plus nombreuses révèlent la présence active des femmes dans toutes les sphères de la vie préhistorique et antique. À Lascaux, des mains peintes sur la roche, longtemps attribuées aux chasseurs mâles, sont aujourd’hui identifiées comme féminines. Des squelettes de guerrières vikings, longtemps « rectifiés » comme masculins, reprennent aujourd’hui leur identité véritable.
Pourquoi donc ces vérités ont-elles été si longtemps ignorées ? Simone de Beauvoir disait : « On ne naît pas femme : on le devient. » Mais l’Histoire, elle, a décidé trop souvent de ne pas les faire naître du tout. Le silence sur les rôles féminins ne découle pas d’un manque de preuves, mais d’un manque de volonté de les voir.
Il ne s’agit pas ici de renverser les rôles ou de glorifier aveuglément un matriarcat perdu. Il s’agit simplement de libérer l’Histoire de ses œillères. Repenser la place des femmes dans les sociétés anciennes, ce n’est pas faire acte de militantisme, c’est faire acte de vérité.
Dans ce tombeau silencieux, la femme n’attendait pas d’être découverte. Elle attendait d’être reconnue. Ce n’est pas la science qui a changé, c’est le regard porté sur elle. Et ce regard, enrichi par la diversité des perspectives, peut transformer notre compréhension du monde.
Car l’Histoire n’est pas un fleuve linéaire tracé par des conquêtes masculines. Elle est un tissu complexe, fait de dialogues, de silences, de présences oubliées. Et si l’on écoute mieux, on y entend enfin les pas d’une femme en armure, marchant aux côtés des rois, parfois même devant eux.
FM